MAUPERTUIS AU CERCLE POLAIRE

 

(*) Le 13 novembre 1737.

 

J'exposai, il y a dix-huit mois, à la même Assemblée, le motif & le projet du voyage au cercle polaire ; je vais lui faire part aujourd'hui de son exécution. Mais il ne sera peut être pas inutile de rappeler un peu les idées sur ce qui a fait entreprendre ce voyage.

M. Richer ayant découvert à Cayenne, en 1672, que la pesanteur était plus petite dans cette île voisine de l'équateur, qu'elle n'est en France, les Savants tournèrent leurs vues vers toutes les conséquences que devait avoir cette fameuse découverte. Un des plus illustres Membres  de cette Académie trouva qu'elle prouvait également, & le mouvement de la Terre autour de son axe, qui n'avait plus guère besoin d'être prouvé, & l'aplatissement de la Terre vers les pôles, qui était un paradoxe. Huygens, appliquant aux parties qui forment la Terre la théorie des forces centrifuges, dont il était l'inventeur, fit voir qu'en considérant ses parties comme pesant toutes uniformément vers un centre, & comme faisant leur révolution autour d'un axe ; il fallait, pour qu'elles demeurassent en équilibre, qu'elles formassent un sphéroïde aplati vers les pôles. Huygens détermina même la quantité de cet aplatissement, & tout cela par les principes ordinaires sur la pesanteur.

Newton était parti d'une autre théorie, de l'attraction des parties de la matière les unes vers les autres, était arrivé à la même conclusion, c'est à dire à l'aplatissement de la Terre ; quoiqu'il détermina autrement la quantité de cet aplatissement. En effet, on peut dire que lorsqu'on voudra examiner par les lois de la Statique la figure de la Terre, toutes les théories conduisent à l'aplatissement ; & l'on ne saurait trouver un sphéroïde allongé, que par des hypothèses assez contraintes sur la pesanteur.

Dès l'établissement de l'Académie, un de ses premiers soins avait été la mesure du degré de méridien de la Terre. M. Picard avait déterminé ce degré vers Paris, avec une si grande exactitude, qu'il ne semblait pas qu'on pût souhaiter rien au delà. Mais cette mesure n'était universelle qu'en cas que la Terre eût été sphérique ; & si la Terre était aplatie, elle devait être trop longue pour les degrés vers l'équateur, & trop courte pour les degrés vers les pôles.

Lorsque la mesure du méridien qui traverse la France fut achevée, on fut bien surpris de voir qu'on avait trouvé les degrés vers le nord plus petits que vers le midi ; cela était absolument opposé à ce qui devait suivre de l'aplatissement de la Terre. Selon ces mesures, elle devait être allongé vers les pôles : d'autres opérations, faites sur le parallèle qui traverse la France, confirmaient cet allongement ; & ces mesures avaient un grand poids.

L'Académie se trouvait ainsi partagée ; ses propres lumières l'avaient rendue incertaine ; lorsque le Roi voulut faire décider cette grande question, qui n'était pas de ces vaines spéculations dont l'oisiveté ou l'inutile subtilité des Philosophes s'occupe quelquefois, mais qui doit avoir des influences réelles sur l'Astronomie & sur la Navigation.

Pour bien déterminer la figure de la Terre, il fallait comparer ensemble deux degrés de méridien, les plus différents en latitude qu'il fût possible ; parce que si ces degrés vont en croissant ou en décroissant de l'équateur au pôle, la différence trop petite entre des degrés voisins pourrait se confondre avec les erreurs d'observation ; au lieu que si les deux degrés qu'on compare sont à de grandes distances l'un de l'autre, cette différence se trouvant répétée autant de fois qu'il y aura de degrés intermédiaires, sera une somme trop considérable pour échapper aux observations.

M. le Comte de Maurepas, qui aime les Sciences, & qui veut les faire servir au bien de l'Etat, trouva réunis dans cette entreprise l'avantage de la Navigation & celui de l'Académie : & cette vue de l'utilité publique mérita l'attention de M. le Cardinal de Fleury ; au milieu de la guerre, les Sciences trouvaient en lui une protection & des secours qu'à peine auraient-elles osé espérer dans la paix la plus profonde. M. le Comte de Maurepas envoya bientôt à l'Académie des ordres du Roi pour terminer la question de la figure de la Terre. L'Académie les reçut avec joie, & se hâta de les exécuter par plusieurs de ses membres : les uns devaient aller sous l'équateur, mesurer le premier degré de méridien, & partirent un an avant nous ; les autres devaient aller au nord, mesurer le degré le plus septentrional qu'il fût possible. On vit partir avec la même ardeur ceux qui s'allaient exposer au Soleil de la zone brûlante, & ceux qui devaient éprouver les horreurs de l'hiver dans la zone glacée : le même esprit les animait tous, l'envie d'être utiles à la patrie.

La troupe destinée pour le nord était composée de quatre Académiciens, qui étaient MM. Clairaut, Camus, le Monnier & moi, & de M. l'Abbé Outhier, auxquels se joignit M. Celsius célèbre professeur d'Astronomie à Upsal, qui a assisté à toutes nos opérations, & dont les lumières & les conseils nous ont été fort utiles. S'il m'est permis de parler de mes autres compagnons, de leur courage & de leurs talents, on verrait que l'ouvrage que nous entreprenions, tout difficile qu'il peut paraître, était facile à exécuter avec eux.

Depuis longtemps nous n'avons point de nouvelles de ceux qui sont partis pour l'équateur. On ne sait presque encore de cette entreprise que les peines qu'ils ont eues ; & notre expérience nous a appris à trembler pour eux. Nous avons été plus heureux, & nous revenons porter à l'Académie le fruit de notre travail.

Le vaisseau qui nous portait[1] était à peine arrivé à Stockholm, que nous nous hâtâmes d'en partir pour nous rendre au fond du golfe de Bottnie, d'où nous pourrions choisir, mieux que sur la foi des cartes, laquelle des deux côtes de ce golfe serait la plus convenable pour nos opérations. […] Nous arrivâmes à Tornea assez tôt pour y voir le soleil luire sans disparaître pendant plusieurs jours, comme il fait dans ces climats au solstice d'été : spectacle merveilleux pour les habitants des zones tempérées, quoiqu'ils sachent qu'il le trouveront au cercle polaire.

Il n'est peut-être pas inutile de donner ici une idée de l'ouvrage que nous nous proposions, & des opérations que nous avions à faire pour mesurer un degré du méridien.

Lorsqu'on s'avance vers le nord, personne n'ignore qu'on voit s'abaisser les Etoiles placées vers l'équateur, & qu'au contraire celles qui sont situées vers le pôle s'élèvent : c'est ce phénomène qui vraisemblablement a été la première preuve de la rondeur de la Terre. J'appelle cette différence que l'on observe dans la hauteur méridienne d'une Etoile, lorsqu'on parcourt un arc de méridien de la Terre, l'amplitude de cet arc : c'est elle qui en mesure la courbure, ou, en langage ordinaire, c'est le nombre de minutes & de secondes qu'il contient.

Si le Terre était parfaitement sphérique, cette différence de hauteur d'une Etoile, cette amplitude, serait toujours proportionnelle à la longueur de l'arc du méridien qu'on aurait parcouru. Si pour voir une Etoile changer son élévation d'un degré, il fallait, vers Paris, parcourir 57000 toises sur le méridien, il faudrait à Tornea, parcourir la même distance, pour apercevoir dans la hauteur d'une Etoile le même changement.

Si au contraire la surface de la Terre était absolument plate, quelque longue distance qu'on parcourût vers le nord, l'Etoile n'en paraîtrait ni plus ni moins élevée.

Si donc la surface de la Terre est inégalement courbe dans différentes régions, pour trouver la même différence de hauteur dans une Etoile, il faudra, dans ces différentes régions, parcourir des arcs inégaux du méridien de la Terre, & ces arcs, dont l'amplitude sera toujours d'un degré, seront plus longs là où la Terre sera plus plate. Si la Terre est aplatie vers les pôles, un degré de méridien terrestre sera plus long vers les pôles que vers l'équateur : & l'on pourra juger ainsi de la figure de la Terre, en comparant les différents degré les uns avec les autres.

On voit par là que, pour avoir la mesure d'un degré du méridien de la Terre, il faut avoir une distance mesurée sur ce méridien, & connaître le changement d'élévation d'une Etoile aux deux extrémités de la distance mesurée, afin de pouvoir comparer la longueur de l'arc avec son amplitude.

La première partie de notre ouvrage consistait donc à mesurer quelque distance considérable sur le méridien ; & il fallait pour cela former une suite de triangles qui communiquassent avec quelque base, dont on pourrait mesurer la longueur à la perche.

[…]

J'avais remarqué […] que le fleuve de Tornea suivait assez la direction du méridien jusqu'où je l'avais remonté ; & j'avais découvert de tous côtés de hautes montagnes, qui pouvaient donner des points de vue fort éloignés.

Nous pensâmes donc à faire nos opérations au nord de Tornea sur les sommets de ces montagnes, mais cette entreprise ne paraissait guère possible.

Il fallait faire dans les déserts d'un pays presque inhabitable, dans cette forêt immense qui s'étend depuis Tornea jusqu'au cap Nord, des opérations difficiles dans les pays les plus commodes. Il n'y avait que deux manières de pénétrer dans ces déserts, & qu'il fallait toutes les deux éprouver, l'une en navigant sur un fleuve rempli de cataractes, l'autre en traversant à pied des forêts épaisses, ou des marais profonds. Supposé que l'on pût pénétrer dans le pays, il fallait, après les marches les plus rudes, escalader des montagnes escarpées ; il fallait dépouiller leur sommet des arbres qui s'y trouvaient, & qui en empêchaient la vue ; il fallait vivre dans ces déserts avec la plus mauvaise nourriture, & exposés aux mouches, qui y sont si cruelles, qu'elles forcent les Lapons & leurs rennes d'abandonner le pays dans cette saison, pour aller vers les côtes de l'Océan chercher des lieux plus habitables. Enfin il fallait entreprendre cet ouvrage, sans savoir s'il était possible, & sans pouvoir s'en informer à personne ; sans savoir si, après tant de peines, le défaut d'une montagne n'arrêterait pas absolument la suite de nos triangles ; sans savoir si nous pourrions trouver sur le fleuve une base qui pût être liée avec nos triangles. Si tout cela réussissait, il faudrait ensuite bâtir des observatoires sur la plus septentrionale de nos montagnes, il faudrait y porter un attirail d'instruments plus complet qu'il ne s'en trouve dans plusieurs observatoires de l'Europe, il faudrait y faire des observations des plus subtiles de l'Astronomie.

Si tous ces obstacles étaient capables de nous effrayer, d'un autre côté cet ouvrage avait pour nous bien des attraits. Outre toutes les peines qu'il fallait vaincre, c'était mesurer le degré le plus septentrional que vraisemblablement il soit permis aux hommes de mesurer, qui coupait le cercle polaire, & dont une partie serait dans la zone glacée. Enfin après avoir désespéré de pouvoir faire usage des îles du golfe, c'était la seule ressource qui nous restait, car nous ne pouvions nous résoudre à redescendre dans les autres provinces plus méridionales de la Suède.

[…]


 


Toutes nos courses, & un séjour de 63 jours dans les déserts, nous avaient donné la plus belle suite de triangles que nous puissions souhaiter. Un ouvrage commencé sans savoir s'il serait possible, &, pour ainsi dire, au hasard, était devenu un ouvrage heureux, dans lequel il semblait que nous eussions été les maîtres de placer les montagnes à notre gré. Toutes nos montagnes, avec l'Eglise de Tornea, formaient une figure fermée, dans laquelle se trouvait Horrilakero, qui en était comme le foyer, & le lieu où aboutissaient les triangles, dans lesquels se divisait notre figure. C'était un long heptagone, qui se trouvait placé dans la direction du méridien. Il était susceptible d'une vérification singulière de ces sortes d'opérations, dépendante de la propriété des polygones. La forme des angles d'un heptagone sur un plan doit être de 900 degrés ; la somme dans notre heptagone couché sur une surface courbe doit être un peu plus grande ; et nous la trouvions de 900° 1' 37'' après 16 angles observés. Vers le milieu de l'heptagone se trouvait une base plus grande qu'aucune qui eût jamais été mesurée, & sur la surface la plus plate, puisque c'était sur les eaux du fleuve que nous la devions mesurer, lorsqu'il serait glacé. La grandeur de cette base nous assurait de la précision avec laquelle nous pouvions mesurer l'heptagone ; & sa situation ne nous laissait point craindre que les erreurs puissent aller loin, par le petit nombre de nos triangles, au milieu desquels elle se trouvait.

Enfin la longueur de l'arc de méridien que nous mesurions était fort convenable pour la certitude de notre opération. S'il y a un avantage à mesurer de grands arcs, en ce que les erreurs qu'on peut commettre dans la détermination de l'amplitude ne sont que les mêmes pour les grands arcs & les petits, & que répandues sur de petits arcs, elles ont plus d'effet que répandues sur de grands ; d'un autre côté, les erreurs qu'on peut commettre sur les triangles peuvent avoir des effets d'autant plus dangereux, que la distance qu'on mesure est plus longue, & que le nombre des triangles est plus grand. Si ce nombre est grand, & qu'on ne puisse pas se corriger souvent par des bases, ces dernières erreurs peuvent former une série très divergente, & faire perdre plus d'avantage qu'on n'en retirerait par de grands arcs. J'avais lu à l'Académie, avant mon départ, un Mémoire sur cette matière, où j'avais déterminé la longueur la plus avantageuse qu'il fallût mesurer pour avoir la mesure la plus certaine : cette longueur dépend de la précision avec laquelle on observe les angles horizontaux, comparée à celle que peut donner l'instrument avec lequel on observe la distance des Etoiles au zénith. En appliquant à nos opérations les réflexions que j'avais faites, on trouvera qu'un arc plus long ou plus court que le notre ne nous aurait pas donné tant de certitude dans sa mesure.

Nous nous servions, pour observer les angles entre nos signaux, d'un quart-de-cercle de deux pieds de rayon, armé d'un micromètre, qui vérifié plusieurs fois autour de l'horizon, donnait toujours la somme des angles fort près de quatre droits ; son centre était toujours placé au centre des signaux ; chacun faisait son observation, & l'écrivait séparément, & l'on prenait ensuite le milieu de toutes ces observations, qui différaient peu les unes des autres.

Sur chaque montagne on avait soin d'observer la hauteur ou l'abaissement des objets dont on se servait pour prendre les angles ; & c'est sur ces hauteurs qu'est fondée la réduction des angles au plan de l'horizon.

Cette première partie de notre ouvrage, celle sur laquelle pouvait tomber l'impossibilité, étant si heureusement terminée, notre courage redoubla pour le reste, qui ne demandait plus que des peines.

[…]

Nous pensâmes donc à l'autre partie de notre ouvrage, à déterminer l'amplitude de l'arc du méridien compris entre Kittis & Tornea, que nous regardions comme mesuré. J'ai dit en quoi consistait cette détermination. Il fallait observer la quantité dont une même Etoile, lorsqu'elle passait au méridien, paraissait plus haute ou plus basse à Tornea qu'à Kittis ; ou, ce qui revient au même, la quantité dont cette Etoile, à son passage par le méridien, était plus proche ou plus éloignée du zénith de Tornea que de celui de Kittis. […] Cette opération est simple […]. Mais cette opération demande la plus grande exactitude, & les plus grandes précautions. Nous avions, pour la faire, un secteur d'environ 9 pieds de rayon, semblable à celui dont se sert M. Bradley, & avec lequel il a fait la belle découverte sur l'aberration des fixes. L'instrument avait été fait à Londres, sous les yeux de M. Graham, de la Société Royale d'Angleterre. Cet habile mécanicien s'était appliqué à lui procurer tous les avantages & toutes les commodités dont nous pouvions avoir besoin ; enfin il en avait divisé lui même le limbe.

Il y a trop de choses à remarquer dans cet instrument, pour entreprendre d'en faire ici une description complète. Quoique ce qui constitue proprement l'instrument soit fort simple, sa grandeur, le nombre de pièces qui servent à le rendre commode pour l'observateur, la pesanteur d'une large pyramide d'environ 12 pieds de hauteur qui lui sert de pied, rendait presque impraticable son accès sur le sommet d'une montagne de Laponie.

On avait bâti sur Kittis deux observatoires. Dans l'un était une pendule de M. Graham, un quart-de-cercle de 2 pieds de rayon, & un instrument qui consistait dans une lunette perpendiculaire & mobile autour d'un axe horizontal, que nous devions encore aux soins de M. Graham : cet instrument était placé précisément au centre du signal qui avait servi de pointe à notre dernier triangle ; & l'on s'en servait pour déterminer la direction de nos triangles avec la méridienne. L'autre observatoire, beaucoup plus grand, était à côté de celui-là, & si près que l'on pouvait aisément entendre compter à la pendule de l'un à l'autre ; le secteur le remplissait presque tout. Je ne parlerai pas des difficultés qui se trouvèrent à transporter tant d'instruments sur la montagne. Cela se fit ; on plaça fort exactement le limbe du secteur dans le plan du méridien que l'on avait tracé, & l'on s'assura qu'il était bien placé, par l'heure du passage de l'Etoile dont on avait pris des hauteurs. Enfin tout était prêt pour observer le 30 septembre 1736 : & l'on fit les jours suivants les observations de l'Etoile d du Dragon, entre lesquelles la plus grande différence qui se trouve n'est pas de 3 secondes.

Pendant qu'on observait cette Etoile avec le secteur, les autres observations n'étaient pas négligées : on réglait tous les jours la pendule avec soin, par les hauteurs correspondantes du Soleil ; & l'on observait avec l'instrument dont j'ai parlé le passage du Soleil, & l'heure du passage par les verticaux de Niemi & de Pullingi. On détermina par ce moyen la position de notre heptagone à l'égard de la méridienne ; & huit de ces observations, dont les plus écartées n'ont pas entre elles une minute de différence, donnent par un mileu l'angle que forme avec la méridienne de Kittis la ligne tirée du signal de Kittis au signal de Pullingi, de 28° 51' 52''.

[…]

Ce fut le vendredi 21 Décembre, au solstice d'hiver, temps remarquable pour un pareil ouvrage, que nous commençâmes la mesure de notre base vers Avasaxa, où elle se trouvait. A peine le Soleil se levait-il alors vers le midi : mais de longs crépuscules, la blancheur des neiges, & les feux dont le Ciel est toujours éclairé dans ces pays, nous donnaient chaque jour assez de lumière pour travailler quatre ou cinq heures. Nous partîmes à 11 heures du matin de chez le Curé d'Öswer-Tornea, où nous logeâmes pendant cet ouvrage ; & nous nous rendîmes sur le fleuve où nous devions commencer la mesure, avec un tel nombre de traîneaux, & un si grand équipage, que les Lapons descendirent de leurs montagnes, attirés par la nouveauté du spectacle. Nous nous partageâmes en deux bandes, dont chacune portait quatre des mesures dont nous venons de parler [des perches en bois de 30 pieds]. Je ne dirai rien des fatigues ni des périls de cette opération ; on imaginera ce que c'est que de marcher dans une neige haute de 2 pieds, chargés de perches pesantes, qu'il fallait continuellement poser sur la neige & relever ; pendant un froid si grand, que la langue et les lèvres se gelaient sur le champs contre la tasse, lorsqu'on voulait boire de l'eau-de-vie, qui était la seule liqueur qu'on pût tenir assez liquide pour la boire, & ne s'en arrachaient que sanglantes ; pendant un froid qui gela les doigts de quelques uns d'entre nous, & qui nous menaçait à tous moments d'accidents plus grands encore. Tandis que les extrémités de nos corps étaient glacées, le travail nous faisait suer. L'eau-de-vie ne put suffire à nous désaltérer, il fallut creuser dans la glace des puits profonds, qui étaient presque aussitôt refermés, & d'où l'eau pouvait à peine parvenir liquide à la bouche ; & il fallait s'exposer au dangereux contraire que pouvait produire dans nos corps échauffés cette eau glacée.

Cependant l'ouvrage avançait ; six journées de travail l'avait conduit au point, qu'il ne restait plus à mesurer qu'environ 500 toises, qui n'avaient pût être remplies assez tôt de piquets. On interrompît donc la mesure le 27, & MM. Clairaut, Camus & le Monnier allèrent planter ces piquets, pendant qu'avec M. l'Abbé Outhier j'employait ce jour à une entreprise assez extraordinaire.

Une observation de la plus légère conséquence, & qu'on aurait pu négliger dans les pays les plus commodes, avait été oubliée l'été passé ; on n'avait point observé la hauteur d'un objet dont on s'était servi en prenant d'Avasaxa l'angle entre Cuitaperi & Horrilakero. L'envie que nous avions que rien ne manquât à notre ouvrage nous faisait pousser l'exactitude jusqu'au scrupule. J'entrepris de monter sur Avasaxa avec un quart-de-cercle. Si l'on conçoit ce que c'est qu'une montagne fort élevée, remplie de rochers, qu'une quantité prodigieuse de neige cache, & dont elle recouvre les cavités, dans lesquelles on peut être abîmé, on ne croira guère possible d'y monter. Il y a cependant deux manières de le faire : l'une en marchant ou plutôt glissant sur deux planches étroites, longues de 8 pieds, dont se servent les Finnois et les Lapons, pour ne pas enfoncer dans la neige ; manière d'aller qui a besoin d'un long exercice ; l'autre en se confiant aux rennes, qui peuvent faire un pareil voyage.

Ces animaux ne peuvent traîner qu'un fort petit bateau, dans lequel à peine peut entrer la moitié du corps d'un homme : ce bateau destiné à naviguer dans la neige, pour trouver moins de résistance contre la neige qu'il doit fendre avec la proue, & sur laquelle il doit glisser, a la figure des bateaux dont on se sert sur la mer, c'est à dire, a une proue pointue, & une quille étroite dessous, qui le laisse rouler, & verser continuellement, si celui qui est dedans n'est bien attentif à conserver l'équilibre. Le bateau est attaché par une longe au poitrail du renne, qui court avec fureur lorsque c'est sur un chemin battu et ferme. Si l'on veut arrêter, c'est en vain qu'on tire une espèce de bride attachée aux cornes de l'animal ; indocile et indomptable, il ne fait le plus souvent que changer de route ; quelquefois même il se retourne, & vient se venger à coup de pied. […].

Le lendemain nous achevâmes la mesure de notre base ; & nous ne dûmes pas regretter la peine qu'il y a de faire un pareil ouvrage sur un fleuve glacé, lorsque nous vîmes l'exactitude que la glace nous avait donnée. La différence qui se trouvait entre les mesures de nos deux troupes n'était que de quatre pouces sur une distance de 7406 toises 5 pieds : exactitude qu'on n'oserait atteindre, & qu'on n'oserait presque dire. Et l'on ne saurait la regarder comme un effet du hasard & des compensations qui se seraient faites après des différences plus considérables ; car cette petite différence nous vint presque toute le dernier jour. Nos deux troupes avaient mesuré tous les jours le même nombre de toises, & tous les jours la différence qui se trouvait entre les deux mesures n'était pas d'un pouce, dont l'une avait tantôt surpassé l'autre, & tantôt en avait été surpassée. Cette justesse, quoique due à la glace, & au soin que nous prenions en mesurant, faisait voir encore combien nos perches étaient égales ; car la plus petite inégalité entre ces perches aurait causé une différence considérable sur une distance aussi longue qu'était notre base.

Nous connaissions l'amplitude de notre arc ; & toute notre figure déterminée n'attendait plus que la mesure de l'échelle à laquelle on devait la rapporter, que la longueur de la base. Nous vîmes donc, aussitôt que cette base fût mesurée, que la longueur de l'arc de méridien intercepté entre les deux parallèles, qui passent par notre observatoire de Tornea & celui de Kittis, était de 55023 ½ toises ; que cette longueur ayant comme amplitude 57' 27'', le degré du méridien sous le cercle polaire était plus grand de 1000 toises qu'il ne devait être selon les mesures du livre de la grandeur & figure de la Terre.

[…]

Si la terre est horrible alors dans ces climats, le Ciel présente aux yeux les plus charmants spectacles. Dès que les nuits commencent à être obscures, des feux de mille couleurs & de mille figures éclairent le Ciel ; & semblent vouloir dédommager cette terre accoutumée à être éclairée continuellement, de l'absence du Soleil qui la quitte. Ces feux, dans ces pays, n'ont point de situation constante, comme dans nos pays méridionaux. Quoiqu'on voie souvent un arc d'une lumière fixe vers le nord, ils semblent cependant encore plus souvent occuper indifféremment tout le Ciel. Ils commencent quelquefois par former une grande écharpe d'une lumière claire & mobile, qui a ses extrémités dans l'horizon, & qui parcourt rapidement les Cieux, par un mouvement semblable à celui du filet des pêcheurs, conservant dans ce mouvement assez sensiblement la direction perpendiculaire au méridien. Le plus souvent, après ces préludes, toutes ces lumières viennent se réunir vers le zénith, où elles forment le centre d'une espèce de couronne. […] On n'en finirait pas si l'on voulait dire toutes les figures que prennent ces lumières, ni tous les mouvements qui les agitent. […]

Nous vérifiâmes, non seulement l'amplitude totale de notre secteur, mais encore différents arcs, que nous comparâmes entre eux : & cette vérification d'arc en arc, jointe à la vérification de l'arc total, que nous avions faite, nous fit connaître que nous ne pouvions rien désirer dans la construction de cet instrument, & qu'on n'aurait pu y espérer une si grande précision.

Nous ne savions plus qu'imaginer à faire sur la mesure du degré du méridien ; car je ne parlerai point ici de tout ce que nous avions fait sur la pesanteur, matière aussi importante que celle-ci, & que nous avons traitée avec les mêmes soins. Il suffira maintenant de dire que si, à l'exemple de Newton & Huygens, & quelques autres, parmi lesquels je n'ose presque me nommer, on veut déterminer la figure de la Terre par la pesanteur, toutes les expériences que nous avons faites dans la zone glacée donneront la Terre aplatie, comme le donnent celles que nous apprenons que MM. Godin, Bouguer & la Condamine, ont déjà faites dans la zone torride.

[…]

Le 6 mai il commença à pleuvoir, & l'on vit quelque eau sur la glace du fleuve. Tous les jours à midi il fondait de la neige, & tous les soirs l'hiver reprenait ses droits. Enfin le 10 mai on aperçu la terre, qu'il y avait si longtemps qu'on n'avait vue : quelques pointes élevées, & exposées au Soleil, commençaient à paraître, comme on vit après le Déluge le sommet des montagnes ; & bientôt après tous les oiseaux reparurent. Vers le commencement de Juin les glaces rendirent la terre et la mer. Nous pensâmes aussitôt à retourner à Stockholm : nous partîmes le 9 Juin, les uns par terre, les autres par mer. Mais le reste de nos aventures, ni notre naufrage dans le golfe de Bottnie, ne sont point de notre sujet.

 

Fin du Voyage au Cercle polaire.

 

 

 

Pour revenir à la page "Triangulation", cliquer sur bouton Précédente de votre navigateur ou sur le lien :

Retour à la page Triangulation

 

 



[1]  Ce vaisseau avait été équipé à Dunkerque par ordre du Roi ; & nous fîmes voile le 2 Mai 1736, & arrivâmes à Stockholm le 21 du même mois.