La Sphère de Jean de Sacrobosco
CHAPITRE IV

 

CHAPITRE QUATRIEME

des cercles & mouvements des Planètes,

& des causes des Eclipses du Soleil

& de la Lune.

 

Faut Noter que le Soleil a un seul cercle, par lequel se meut en la superficie de la ligne écliptique, lequel est excentrique[1]. Cercle est dit excentrique non pas tout cercle indifféremment ; mais celui qui être tel qu'en divisant la terre en deux parties égales n'a point son centre avec le centre de la terre, mais dehors icelui. Et le point qui est au cercle excentrique, lequel s'approche de plus près au firmament est appelé l'auge [apogée], qui signifie élévation.

 


 


Mais le point opposite, qui est plus éloigné du firmament, s'appelle l'opposite de l'auge [périgée]. Il y a deux mouvements du Soleil, d'Occident en Orient, desquels l'un lui est propre en son cercle excentrique, par lequel est ému en chacun jour & nuit & presque soixante minutes. 1. Il y a un autre mouvement de la Sphère du Soleil plus tardif sur les pôles de l'essieu du cercle des signes, & est égal au mouvement de la Sphère des étoiles fixes, c'est à savoir qui en cent ans fait un degré[2].

 


 


Donc par ces deux mouvements on collige [collecte ?] & prend le cours d'icelui au cercle des signes d'Occident en Orient, par lequel divise le cercle des signes en trois cent soixante cinq jours, & un quart de jour, combien qu'il s'en faille quelque petite chose, laquelle est insensible & de peu de considération[3]. Mais chaque planète excepté le Soleil a trois cercles, c'est à savoir, l'Equant, Déférant, & Epicycle[4].

L'équant de la Lune est le cercle concentrique avec la Terre, & est en la superficie écliptique[5].

Le Déférant d'icelle est le cercle excentrique, & n'est pas en la superficie de l'écliptique, ainsi l'une moitié d'icelui décline vers Septentrion, & l'autre vers Midi. Et le Déférant divise l'Equant en deux lieux.

La figure de l'intersection s'appelle le Dragon, pour ce qu'est large au milieu, & étroit vers la fin[6]. Donc celle section par laquelle la Lune fait son mouvement de Midi en Septentrion, s'appelle la tête du Dragon.

 


 


Mais l'autre section, par laquelle va, & se meut de Septentrion vers Midi, s'appelle queue du Dragon[7].

 


 


Davantage le déférant & l'équant de quelque planète que ce soit, sont égaux ; & si faut savoir que tant le déférant que l'équant de Saturne, Jupiter, Mars, Vénus, & Mercure, sont excentriques, & hors la superficie de l'écliptique ; ce néanmoins ces deux ont l'un sous l'autre en une même superficie. Aussi chaque planète, excepté le Soleil, a épicycle. L'Epicycle, c'est un petit cercle, par la circonférence duquel est porté le corps de la planète, & le centre de l'épicycle est porté toujours en la circonférence du Déferant.

 

ANNOTATION.

 

1. La subtilité et plus exacte computation dudit mouvement du Soleil est de 59. minutes, 8. secondes 17. tierces, et 13. quartes &c. Comme il est contenu au compost, et livre du compte Ecclésiastique du présent Auteur [ouvrage de Sacrobosco], là où il parle de l'an solaire.

 

DE LA STATION, DIRECTION

& rétrogradation des planètes.

Donc si deux lignes sont tirées du centre de la terre, tellement qu'elles enferment l'Epicycle de quelque planète, l'une de la partie d'orient, l'autre de la partie d'Occident, le point touché de la partie d'Orient, s'appelle première station ; & le point touché côté d'Occident, s'appelle seconde station.

 


 


Et quand la planète est en l'une ou l'autre station, s'appelle station lunaire. Et l'arc de l'épicycle supérieur, compris entre les deux stations, s'appelle direction, & quand la planète est en icelui, lors est appelée directe. Et l'arc inférieur de l'épicycle compris entre deux stations, s'appelle rétrogradation, ou reculement ; & la planète qui est là s'appelle rétrograde. Mais à la Lune on n'assigne point station, direction, ou rétrogradation. Par quoi la Lune ne s'appelle point stationnaire, directe, ou rétrograde, à cause de la vitesse & hâtiveté du mouvement en son épicycle.

 

ANNOTATION.

 

2. Pour cette dernière clause, à cause à cause de la vitesse & hâtiveté du mouvement en son épicycle ; aucuns [= certains] exemplaires ont , à cause de son hâtif mouvement en l'épicycle. Pour autant que ce dernier texte signifie, que le déférent fait si tôt, et d'une telle vitesse son mouvement, & si porte et tire vers Orient le centre de l'Epicycle qui est attaché avec soi, que l'on ne peut s'apercevoir de la rétrogradation de la Lune &c. Laquelle est dite hâtive pour directe, & tardive pour rétrograde &c.

 

DE L'ECLIPSE DE LA LUNE[8].

Comme ainsi soit que le Soleil est plus grand que la terre, il est nécessaire que la moitié de la Sphère de la terre soit toujours illuminée du soleil, & que l'ombre de la terre étendue en l'air comme si elle était faite au tour, soit diminuée en sa rondeur en forme pyramidale jusqu'à ce que faille & finisse sous l'écliptique ; qui est en la superficie du cercle des signes, sans être aucunement séparé du Nadir[9] du Soleil. Dont la Lune étant au plein se trouve en la tête ou en la queue du Dragon sous le Nadir du Soleil, lors la terre est interposée & demeure entre le Soleil & la Lune, & la pointe de l'ombre de la terre parvenant jusqu'au corps de la Lune l'obscurcit[10].

 


 


Vu donc que la Lune n'a lumière sinon du Soleil, certainement elle est sans lumière. Et alors est éclipse générale sur toute la terre, si elle est directement en la tête ou queue du Dragon. Particulière éclipse se fait joignant ou bien peu arrière les termes & lieux déterminés pour l'éclipse ; & advient toujours cette éclipse au plein de la Lune, ou environ. Par quoi vu que la Lune n'est pas en la tête ou en la queue du Dragon en chacune opposition, c'est à dire au plein de la Lune, ni sous le Nadir du Soleil ; il n'est point nécessaire, que toutes les fois que la Lune est au plein qu'elle soit éclipsée ; comme appert en la présente figure qui s'ensuit.

 


 


ANNOTATION.

 

Cantuariense au 22. Chapitre de son premier livre de la perspective, prouve par certaine démonstration que la lumière Sphérique illumine toujours plus de la moitié d'une autre Sphère moindre que soi. Mais ce qu'en ce lieu ici nous appelons communément l'ombre de la terre, elle n'est pas seulement de la terre, car l'eau et terre, ensemble sont & constituent un Globe duquel est l'ombre dont nous parlons ; laquelle les Grecs disent être semblable à un coin tout rond. Et Pline en son 2. livre dit qu'elle porte la figure d'une marque ou borne faite en forme de pyramide ronde, ou plutôt ressemble un Sabot tourné le dessus dessous.

 

DE L'ECLIPSE DU SOLEIL

Chapitre IIII.

Quand la Lune est en la tête ou queue du Dragon, ou après, ou peu éloignée des termes & lieux ci-dits, & est en conjonction avec le Soleil, alors le corps de la Lune s'entremet & interpose entre notre regard, & le corps du Soleil.

 


 


De là vient qu'elle nous obscurcit la clarté du Soleil, & ainsi le Soleil est éclipsé, non point qu'il soit privé de sa lumière, mais pour ce qu'il ne peut point projeter, & darder ses rayons jusqu'à nous, à cause de l'interposition de la Lune entre notre regard, & le corps du Soleil. Des choses susdites est tout notoire & manifeste que toujours n'est pas Eclipse du Soleil en la conjonction, ou en la nouvelle Lune.

 


 


Faut noter aussi, que quand il y a Eclipse de Lune, l'éclipse est en toute la terre, mais non pas quand il y a Eclipse du Soleil ; ainsi en un climat est l'éclipse, & en l'autre non ; ce qu'advient à cause de la diversité du regard ou ligne visuelle en divers Climats.

Dont Virgile en son second livre des Géorgiques, a fort élégamment, & en peu de paroles touché la nature des deux Eclipses, en disant :

Defectus Lunae varios, Solisque labores.

Les variables défaillances de la Lune, & les labeurs & peines du Soleil.

 


 


Des choses devant dites il appert, que puisque l'éclipse du Soleil était en la passion du Seigneur, & que cette passion advint au plein de la Lune, qu'une telle éclipse ne fut point naturelle, mais miraculeuse, & contraire à nature ; car l'éclipse du Soleil doit advenir à la nouvelle Lune, ou environ ; à cause de quoi on lit que Denis Aréopagite en ce même temps de la passion, dit ainsi, ou le Dieu de nature souffre, ou la Machine du monde sera détruite & totalement ruinée.

 

ANNOTATION.

 

Saint Luc aux Actes des Apôtres a seulement laissé ceci par écrit de quelque Denis Aréopagite, lequel il dit qu'il crut, & fut fait Chrétien ainsi que Paul prêchait en Athènes de Jésus-Christ. Voyez qu'est ce que sur ce lieu Laurens Valle et Desi. Erasme ont annoté, & quelle opinion ils ont. Car aucuns [= certains] révoquent en doute si c'est point celui Denis qui pour Jésus-Christ eut la tête tranchée à Paris. Et duquel les reliques sont en ce lieu là, à présent tant honorées & révérées et religieusement gardées. Mais en ce qu'il appartient dire, & est question d'icelles prodigieuses et tant épouvantables ténèbres, & de l'éclipse du Soleil, ou plutôt comment il perdit sa lumière en la mort de Jésus-Christ, il y en a qui exposent ce lieu de Saint Luc, seulement de l'universelle terre Palestine ou Judée ; combien que Michel Singel de Jérusalem prêtre ou Ancien, duquel fait mention Suydas quand il écrit de ce mot […], en ce livre (dit-il) qu'il a écrit en langue Grecque des louanges de Saint-Denis, non seulement qu'il pense ce Saint Denis de Paris être celui même Aréopagite, mais aussi il veut que cette même éclipse du Soleil soit été vue tout en un instant par Denis Aréopagite, & par quelque Sophiste nommé Apollophane qui étaient en Egypte ainsi comme eux deux venant de la Grèce, avaient là pris port par aventure pour raison d'apprendre la Philosophie, & pouvoir plus librement philosopher ensemble.

 

FIN.

 


 


 

 

 

 

 


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[1] On doit tenir compte du fait que la distance apparente du Soleil varie, et que son déplacement n'est pas uniforme sur l'écliptique au cours de l'année. La solution de Ptolémée consiste à considérer que le mouvement annuel du Soleil (rétrograde) se fait sur un cercle excentré par rapport au centre de la Terre (voir la gravure). Le cercle de l'écliptique n'est que le parcours apparent (vu depuis la Terre) du Soleil tracé sur la Sphère céleste. La gravure suivante représente le cercle de l'écliptique (centré sur la Terre) et le cercle excentrique sur lequel le Soleil se déplace, ou plutôt sur lequel est fixé le Soleil, et qui tourne uniformément autour de son centre (qui n'est pas le centre de la Terre). La gravure montre le repérage des positions du Soleil au cours de l'année, ramenées à l'écliptique (nommé encore zodiaque ou cercle des signes).

[2] Le premier mouvement, propre à la sphère du Soleil, correspond au déplacement annuel du Soleil sur le firmament. Le second mouvement, attribué au ciel en son entier, correspond au phénomène de la précession des équinoxes.

[3] Sacrobosco sait très bien que ce n'est pas le cas à long terme pour les problèmes de calendrier. Il proposa d'ailleurs une réforme du calendrier julien.

[4] Le premier modèle de l'Univers par emboîtement de sphères concentriques autour de la Terre est du à Eudoxe, vers 387 avant J.-C. Eudoxe, et Aristote à sa suite, voulait que le parcours des planètes s'effectue sur des cercles centrés sur la Terre et selon un mouvement uniforme. Pour "sauver les apparences", c'est à dire donner un modèle permettant un calcul de la position des planètes conforme aux observations, Ptolémée est contraint de considérer trois "complications" (les notions d’excentrique (déférent) et d’épicycle se trouvent déjà chez Hipparque, l’équant est ajouté par Ptolémée) :

-          L'équant, est un cercle par rapport au centre duquel le mouvement du cercle déférent de la planète est uniforme (son centre peut ne pas coïncider avec celui de la Terre) ;

-          Le déférent [Desbordes écrit déférant mais il semble que l’orthographe moderne soit plutôt déférent] est un cercle (il est en général excentré) qui porte un petit cercle nommé épicycle (un déférent est donc un excentrique portant un épicycle) et tourne autour de son centre (qui n'est a priori pas celui de la Terre) mais de façon non uniforme (sauf s’il est confondu avec l’équant). Le déférent tourne uniformément par rapport au centre de l’équant.

-          L'épicycle est un "petit" cercle dont le centre est porté par le déférent, qui tourne uniformément autour de son centre et qui porte la planète.

Bien sûr ce système déroge au deux principes de cercles centrés sur la Terre et de parcours uniforme sur ces cercles. Le "système" se complique (de plus la présentation de Sacrobosco est, comme il le sait sans doute, simplifiée par rapport aux complications que les astronomes arabes ont dû introduire pour « sauver les apparences »).

Voici les justifications de ces complications, données par Ptolémée dans l'Almageste :

"Il faut autant que l'on peut, adapter les hypothèses les plus simples [concentricité, uniformité] aux mouvements célestes ; mais si elles ne suffisent pas, il faut en choisir d'autres qui les expliquent mieux. […] A la vérité les complications et les relations de ces mouvements divers nous paraissent et difficiles à saisir dans les représentations figurées que nous faisons, et difficiles à appliquer aux mouvements célestes ; mais ces difficultés disparaissent quand on considère ces mouvements dans le ciel même où ils ne se présentent pas ainsi embarrassés les uns dans les autres."

Pas tout à fait convaincu, Alphonse X de Castille (1252 – 1284) s'autorisera le blasphème d'affirmer qu'eût-il été Dieu, il s'y serait pris plus simplement.

Il ne faut pas croire que Copernic simplifia grandement cette approche. Si Copernic refuse l’équant, il lui faudra tout de même 34 cercles pour l’élaboration de son système. Il faudra attendre, sans doute la véritable révolution, les ellipses de Kepler et sa loi des aires.

[5] Le mouvement de la Lune est uniforme par rapport à l'écliptique. Par "superficie écliptique" on doit entendre "plan de l'écliptique" (le plan contenant le cercle écliptique). La figure ci-dessous, à droite, montre l'équant de la Lune (concentrique et dans le plan de l'écliptique) ainsi que son déférent (excentrique et dans un plan différent). La Lune fait son parcours sur ce déférant et se situe dans le plan de l'écliptique au niveau des deux intersections (nœuds), signalés par les symboles marqués sur la figure.

[6] La figure symbolique du Dragon est en rapport avec les éclipses, lesquelles n'ont lieu que lorsque la Lune se situe en ces points (pour qu'il ait alignement des trois astres Soleil-Lune-Terre). Les anciens Chinois imaginaient qu’un dragon dévorait le Soleil ou la Lune durant l’éclipse.

[7] On nomme de nos jours les points d'intersection de l’orbite de la Lune avec l'écliptique (plan de l’orbite de la Terre), nœud ascendant (quand la Lune va vers le Nord) et nœud descendant (quand la Lune va vers le Sud).

[8] On attribue à Anaxagore (vers 450 avant J.-C.) l'explication correcte des éclipses.

[9] Nadir est un mot arabe, qui s'oppose à zénith. Le nadir du Soleil est le point de l'écliptique opposé au Soleil.

[10] Sur la figure de l'éclipse de Lune, le cercle de gauche correspond au "chemin de la Lune" (son déférent) et celui de droite à l'équant de la Lune (dont Sacrobosco dit qu'il est concentrique avec la Terre, ce qui n'apparaît pas ainsi sur cette gravure).