Jean CHARDIN (1643-1713)
Un « expert » juge les astrolabistes
perses au temps de Louis XIV

 

Jean Chardin est une source exceptionnelle, entre autres, pour la description qu’il fait des ateliers d’astrolabistes à Ispahan en 1673 sous le règne du Chah safavide Suleyman Ier.

Eléments de biographie de Jean Chardin


 


Ci-dessus : Suleyman Ier et ses courtisans, Ispahan, 1670.

Ci-dessous, l’ouvrage paru chez Fayard sur Chardin, qui fit fortune en Perse. Sa vie est un roman...

 

25/11/1643

Naissance de Jean Chardin à Paris. Il est le fils d’un bijoutier protestant.

1665

Premier voyage de Jean Chardin en Perse et en Inde pour le commerce des diamants. Il plait au chah Abbas II qui le nomme son marchand.

1671

Deuxième voyage, plus long, en Orient. En 1673 Chardin arrive à Ispahan. Il reste quatre ans en Perse.

1680

Retour de Chardin en Europe, en passant par le Cap de Bonne Espérance. En 1681, Chardin émigre en Angleterre pour fuir les persécutions des huguenots suite à la révocation de l’Edit de Nantes. Le Roi d’Angleterre Charles II le fait chevalier et le nomme bijoutier de la cour.

La National Portrait Gallery de Londres possède un tableau représentant Sir John Chardin (droits réservés).

1686

Publication à Amsterdam, où Chardin s’est rendu au titre de la Compagnie anglaise des Indes orientales, de la première partie des Voyages de Monsieur le Chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient.

 

1711

L’ouvrage est complété.

26/01/1713

Mort de Jean Chardin à Londres.

1811

Louis Mathieu donne des Voyages du Chevalier Chardin une édition plus complète en 10 volumes. C’est de cette édition que proviennent les extraits donnés ci-dessous.

 

Portrait d’un prince safavide (musée du Louvre).

 

Dans ce qui suit, les termes « astronome » et « astrologue » sont, pour Chardin, à peu près synonymes.

 

 

Extraits des « Voyages du Chevalier Chardin, en Perse, et autres lieux de l’Orient » - édition de 1811 – tome 4

« Description de la Perse  – Description des Sciences et des Arts libéraux des Persans »
Chapitre IX – « De l’astronomie et de l’astrologie »

« Ces sciences sont les plus révérées et les plus cultivées par les Persans, et ce sont celles où ils égalent plus les savants de l’Europe, et où l’on peut dire qu’ils en savent presque autant qu’eux ; la raison qu’ils ont de rechercher et de cultiver particulièrement ces sciences, c’est qu’ils regardent l’astrologie comme la clef du futur. » [...]

« Les mathématiciens persans ont seulement la représentation des constellations dans un livre, qu’on appelle les plans d’Abdul Rahmen [catalogue d’étoiles d’al-Sufi], qui est le nom de l’auteur. On reconnaît, en les regardant de près, que ce sont, au fond, les mêmes figures que nous avons sur nos globes, mais communément elles sont si mal représentées et si grossièrement peintes, que ce sont autant de marmousets, que toutes ces figures d’oiseaux, d’animaux et d’hommes. » [...]

« Pour ce qui est des instruments dont ils se servent dans leurs opérations, le principal est l’astrolabe, comme je l’ai observé, après lequel ils ont ces instruments si connus en mer, qu’on nomme le bâton de Jacob ; et c’est avec ces seuls instruments qu’ils prennent les élévations du pôle [latitudes], on peut juger que leurs latitudes ne sauraient être des plus exactes. Ils ont des quart de nonante fort grands [quadrants quart de cercle] ; mais ils ne s’en servent guère, non plus que des règles de Ptolémée, des anneaux astronomiques, et de ces autres instruments pareils, qu’ils connaissent bien, et dont ils ont des figures, mais qu’ils ne mettent jamais en usage ; et pour ce qui est de ces grands et merveilleux instruments fixes, que les modernes ont mis en usage [fondation de l’Observatoire de Paris sous Louis XIV], pour s’assurer de la situation des objets ou des corps lumineux, comme le plan méridional ou horizontal, il n’y en a aucun dans la Perse.

 

Mais comme l’astrolabe est presque l’unique instrument astronomique des Persans, on peut dire aussi qu’ils l’ont le mieux fait et le plus exact de tout le monde. Les lignes et les cercles sont tirés plus justes que le meilleur trait de plume, sans faute de trait, ni variation de compas ; ils passent en cela les meilleurs ouvriers que nous ayons : on peut l’assurer fort positivement, et qu’on ne voit cet instrument nulle part si curieusement fait, avec tant d’exactitude et de délicatesse, ni gardé avec plus de soin et de propreté ; car les Persans le tiennent toujours dans des étuis et des sacs, quoique l’air de Perse n’enrouille ni ne salisse et ne ronge pas les corps, comme il le fait dans nos pays septentrionaux. Parmi le commun peuple même, chacun garde son astrolabe comme un bijou.

Ce qui fait que les astrolabes sont si bien travaillés, c’est que, pour l’ordinaire, ils sont faits par les astronomes même ; ce n’est pas qu’il y ait des artisans de profession pour les instruments de mathématique ; mais c’est qu’on n’estime pas tant ceux qu’ils font, que ceux qui sont faits par les mathématiciens, qui ne sont pas si sujet à se méprendre aux nombres, et qui marquent plus justes les chiffres et les figures.

Il faut ajouter à cela qu’un astronome n’est pas mis au rang des savants, s’il ne sait pas faire tous les instruments lui-même, et s’il n’y travaille mieux qu’un habile artisan.

Lorsque j’étais à Ispahan, l’astrologue le plus fameux pour la fabrique des astrolabes, s’appelait Akound Mahomed Emin, homme aussi savant qu’il était excellent artiste ; c’était le fils d’un autre savant astrologue, nommé Molla Hassen Aly. Outre qu’il possédait la science à fond, il avait la main la plus adroite qu’on puisse voir pour la composition des instruments de mathématique. Le supérieur des capucins d’Ispahan, chez qui je logeais d’abord, homme fort versé dans les mathématiques, m’avait donné sa connaissance ; il m’y menait souvent, et m’apprenait à entendre ce que je voyais faire. C’est à cet habile Mahomed Emin, que j’ai vu faire tout ce que je vais rapporter sur l’art des astronomes persans, pour la composition des astrolabes, après que j’aurai fait quelques observations sur les termes dont les Persans se servent dans la science astronomique. » [...]

« On ne croirait pas qu’ils fissent des astrolabes plus petits que trois pouces ; mais il s’en voit qui n’en ont que deux. » [...]

« [Outre le compas] le principal instrument qu’ils aient pour la construction juste et exacte de leurs astrolabes, et qui est une pièce dont je crois qu’ils se servent seuls, à l’exclusion des Européens, c’est une platine [sans doute une sorte de règle graduée de sorte à reporter les repères de construction], qu’ils appellent destour ou règle, qui est un nom commun chez eux à toutes les méthodes d’opérer ; cette platine est de laiton, de l’épaisseur d’un écu, de la longueur d’un pied, et de la largeur d’un demi-pied, bien polie et claire.

Voilà la source où ils puisent la justesse et la brièveté ; avec quoi ils composent leurs astrolabes ; et voici comme ils se prennent à les faire :

L’astrologue tourne premièrement au tour le modèle de l’astrolabe qu’il veut avoir, et puis il fait jeter son astrolabe en moule ; le fondeur le lui rend brut, et l’astrologue le travaille, et forme lui-même, tant à la lime qu’au tour, tant la mère de l’astrolabe que les feuilles ou tampans [tympans], qui sont d’ordinaire au nombre de cinq ou six, pour les élévations des lieux où la cour a coutume d’aller ; après il polit ces feuilles, jusqu’à) ce qu’elles soient liées et polies au possible ; puis il les perce, se met à graver toutes les pièces de son instrument, tant les mobiles que les immobiles, et puis il se met à tirer les lignes, se servant de l’étau à main ou à vis, pour tenir les feuilles ferme.

 

Les Persans appellent les tampans d’astrolabe, sapheh, c’est-à-dire feuille d’écriture, et la mère de l’astrolabe, am asterbi (ommi âsteherleb), qui veut dire aussi mère d’astrolabe. L’astrologue prend ensuite son compas, qu’il accommode selon la grandeur de son astrolabe, c’est-à-dire selon la grandeur de l’équateur qu’il veut lui donner [...] »

« Quant à la volvelle ou rete, que les Persans appellent enkebout (a’nkebout), c’est-à-dire araignée, qui est le nom que nous lui donnons aussi [...] ; l’astrologue y pose les étoiles, suivant leurs longitudes et leurs latitudes tirées de leurs livres, et entre autres de celui qui est intitulé Saver Abdul Rahmen [Suwar al-kawâkib al-thâbita ], dont j’ai parlé ci-dessus.

Voilà la théorie de cette platine persane, pour la construction des astrolabes, avec laquelle les astrologues du pays font leurs instruments exacts et précis, sans beaucoup calculer et supputer, comme on fait ailleurs. Le docte capucin dont j’ai parlé, qui en admirait la méthode, et qui me porta et m’aida à la mettre dans mes mémoires, me disait qu’il l’avait longtemps comparée, par les principes géométriques, avec la méthode laissée par Stoflerin [Stöffler] et Regiomontanus, pour la fabrique des astrolabes. [...] Il trouvait que les deux méthodes se ressemblaient fort [...] mais que la méthode persane était bien meilleure que l’autre et plus courte. [...], celui qui se sert de la platine persane, fait en un moment de temps et sans peine, ce que l’autre [par la méthode géométrique] ne saurait faire qu’avec beaucoup de temps et de peine, sans compter que son ouvrage est toujours bien moins net, étant comme impossible qu’il ne marque bien des raies et des points inutiles sur sa roue [...]. On conçoit aisément combien l’usage de cette platine abrégeait et facilitait la construction de l’astrolabe, et la précision exacte dont il le rendait.

Quant à la division de la mère de l’astrolabe, les astronomes persans la font avec un très grand bassin de cuivre ou de laiton, à fond plat et à bords larges bien mis et polis, divisé du centre à la circonférence, en trois cent soixante degrés, chaque degré marqué par dizaines de minutes ; ils mettent au fond du bassin, quatre petits morceaux de bois, poissés au bout de poix noire, de hauteur à élever leur mère d’astrolabe, jusqu’au plan ou niveau des bords du bassin ; ce qu’ils nivellent avec le tranchant de leur règle, afin que la mère d’astrolabe et les bords du bassin soient en même plan. Cela fait, ils prennent deux fils de soie la plus déliée, et ils les bandent en croix sur les quatre divisions de leur bassin, afin de faire aussi angle droit aussi centre du bassin, et puis ils le prennent doucement, et sans que rien remue, et le posent sur le réchaud de feu, qui échauffe et fond cette poix, après quoi ils poussent et repoussent peu à peu leur mère d’astrolabe, tant que la section de cette soie croisée tombe sur le centre de la mère d’astrolabe, avec quoi ils sont assurés que leur division sera juste ; alors ils ôtent la machine de dessus le feu ; et laissent refroidir ce mastic ; et leur mère d’astrolabe étant ferme et en due position, ils prennent la règle, et en portent les bouts sur les bords du bassin, divisés comme ils sont, ils sectionnent très également le limbe de leur mère d’astrolabe.

J’ajouterai que la mécanique de ces instruments est admirable en son genre, autant que la méthode ; car les cercles sont tirés d’un trait égal, net, délié et profond comme il faut, si hardiment et si uniformément, que la meilleure vue n’y saurait remarquer d’entre coupure, ni dentelure et raie aucune ; en un mot, aucun chancellement de compas ; mais la gravure des nombres n’est pas si fine et si belle, à cause qu’ils ne savent pas cet art de graver, aussi bien que les Européens, à beaucoup près. »

 

 

Vers l'étude de l'astrolabe safavide

 

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