Jean Chardin est une source exceptionnelle, entre autres, pour la description qu’il fait des ateliers d’astrolabistes à Ispahan en 1673 sous le règne du Chah safavide Suleyman Ier.
Ci-dessus : Suleyman Ier et ses courtisans, Ispahan, 1670.
Ci-dessous, l’ouvrage paru chez Fayard sur Chardin, qui fit fortune en Perse. Sa vie est un roman...
Naissance de Jean Chardin à Paris. Il est le fils d’un bijoutier protestant.
Premier voyage de Jean Chardin en Perse et en Inde pour le commerce des diamants. Il plait au chah Abbas II qui le nomme son marchand.
Deuxième voyage, plus long, en Orient. En 1673 Chardin arrive à Ispahan. Il reste quatre ans en Perse.
Retour de Chardin en Europe, en passant par le Cap de Bonne Espérance. En 1681, Chardin émigre en Angleterre pour fuir les persécutions des huguenots suite à la révocation de l’Edit de Nantes. Le Roi d’Angleterre Charles II le fait chevalier et le nomme bijoutier de la cour.
La National Portrait Gallery de Londres possède un tableau représentant Sir John Chardin (droits réservés).
Publication à Amsterdam, où Chardin s’est rendu au titre de la Compagnie anglaise des Indes orientales, de la première partie des Voyages de Monsieur le Chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient.
L’ouvrage est complété.
Mort de Jean Chardin à Londres.
Louis Mathieu donne des Voyages du Chevalier Chardin une édition plus complète en 10 volumes. C’est de cette édition que proviennent les extraits donnés ci-dessous.
Portrait d’un prince safavide (musée du Louvre).
Dans ce qui suit, les termes « astronome » et « astrologue » sont, pour Chardin, à peu près synonymes.
« Ces sciences sont les plus révérées et les
plus cultivées par les Persans, et ce sont celles où ils égalent plus les
savants de l’Europe, et où l’on peut dire qu’ils en savent presque autant
qu’eux ; la raison qu’ils ont de rechercher et de cultiver
particulièrement ces sciences, c’est qu’ils regardent l’astrologie comme la
clef du futur. » [...]
« Les mathématiciens persans ont seulement la
représentation des constellations dans un livre, qu’on appelle les plans
d’Abdul Rahmen [catalogue
d’étoiles d’al-Sufi], qui est le nom de l’auteur. On reconnaît, en les
regardant de près, que ce sont, au fond, les mêmes figures que nous avons sur
nos globes, mais communément elles sont si mal représentées et si grossièrement
peintes, que ce sont autant de marmousets, que toutes ces figures d’oiseaux,
d’animaux et d’hommes. » [...]
« Pour ce qui est des instruments dont ils se
servent dans leurs opérations, le principal est l’astrolabe, comme je l’ai
observé, après lequel ils ont ces instruments si connus en mer, qu’on nomme le
bâton de Jacob ; et c’est avec ces seuls instruments qu’ils prennent les
élévations du pôle [latitudes], on peut juger que leurs latitudes ne
sauraient être des plus exactes. Ils ont des quart de nonante fort grands
[quadrants quart de cercle] ; mais ils ne s’en servent guère, non plus
que des règles de Ptolémée, des anneaux astronomiques, et de ces autres
instruments pareils, qu’ils connaissent bien, et dont ils ont des figures, mais
qu’ils ne mettent jamais en usage ; et pour ce qui est de ces grands et
merveilleux instruments fixes, que les modernes ont mis en usage [fondation
de l’Observatoire de Paris sous Louis XIV], pour s’assurer de la situation
des objets ou des corps lumineux, comme le plan méridional ou horizontal, il
n’y en a aucun dans la Perse.
Mais
comme l’astrolabe est presque l’unique instrument astronomique des Persans, on
peut dire aussi qu’ils l’ont le mieux fait et le plus exact de tout le monde.
Les lignes et les cercles sont tirés plus justes que le meilleur trait de plume,
sans faute de trait, ni variation de compas ; ils passent en cela les
meilleurs ouvriers que nous ayons : on peut l’assurer fort positivement,
et qu’on ne voit cet instrument nulle part si curieusement fait, avec tant
d’exactitude et de délicatesse, ni gardé avec plus de soin et de
propreté ; car les Persans le tiennent toujours dans des étuis et des
sacs, quoique l’air de Perse n’enrouille ni ne salisse et ne ronge pas les
corps, comme il le fait dans nos pays septentrionaux. Parmi le commun peuple même,
chacun garde son astrolabe comme un bijou.
Ce qui fait que les
astrolabes sont si bien travaillés, c’est que, pour l’ordinaire, ils sont faits
par les astronomes même ; ce n’est pas qu’il y ait des artisans de
profession pour les instruments de mathématique ; mais c’est qu’on
n’estime pas tant ceux qu’ils font, que ceux qui sont faits par les
mathématiciens, qui ne sont pas si sujet à se méprendre aux nombres, et qui
marquent plus justes les chiffres et les figures.
Il faut ajouter à cela qu’un
astronome n’est pas mis au rang des savants, s’il ne sait pas faire tous les
instruments lui-même, et s’il n’y travaille mieux qu’un habile artisan.
Lorsque j’étais à Ispahan, l’astrologue le plus
fameux pour la fabrique des astrolabes, s’appelait Akound Mahomed Emin, homme
aussi savant qu’il était excellent artiste ; c’était le fils d’un autre
savant astrologue, nommé Molla Hassen Aly. Outre qu’il possédait la science à
fond, il avait la main la plus adroite qu’on puisse voir pour la composition
des instruments de mathématique. Le supérieur des capucins d’Ispahan, chez qui
je logeais d’abord, homme fort versé dans les mathématiques, m’avait donné sa
connaissance ; il m’y menait souvent, et m’apprenait à entendre ce que je
voyais faire. C’est à cet habile Mahomed Emin, que j’ai vu faire tout ce que je
vais rapporter sur l’art des astronomes persans, pour la composition des
astrolabes, après que j’aurai fait quelques observations sur les termes dont
les Persans se servent dans la science astronomique. » [...]
« On ne croirait pas qu’ils fissent des
astrolabes plus petits que trois pouces ; mais il s’en voit qui n’en ont
que deux. » [...]
« [Outre le compas] le principal
instrument qu’ils aient pour la construction juste et exacte de leurs
astrolabes, et qui est une pièce dont je crois qu’ils se servent seuls, à
l’exclusion des Européens, c’est une platine [sans doute une sorte de règle
graduée de sorte à reporter les repères de construction], qu’ils appellent
destour ou règle, qui est un nom commun chez eux à toutes les méthodes
d’opérer ; cette platine est de laiton, de l’épaisseur d’un écu, de la
longueur d’un pied, et de la largeur d’un demi-pied, bien polie et claire.
Voilà la source où ils puisent la justesse et la
brièveté ; avec quoi ils composent leurs astrolabes ; et voici comme
ils se prennent à les faire :
L’astrologue tourne
premièrement au tour le modèle de l’astrolabe qu’il veut avoir, et puis il fait
jeter son astrolabe en moule ; le fondeur le lui rend brut, et
l’astrologue le travaille, et forme lui-même, tant à la lime qu’au tour, tant
la mère de l’astrolabe que les feuilles ou tampans [tympans], qui sont
d’ordinaire au nombre de cinq ou six, pour les élévations des lieux où la cour
a coutume d’aller ; après il polit ces feuilles, jusqu’à) ce qu’elles soient
liées et polies au possible ; puis il les perce, se met à graver toutes
les pièces de son instrument, tant les mobiles que les immobiles, et puis il se
met à tirer les lignes, se servant de l’étau à main ou à vis, pour tenir les
feuilles ferme.
Les Persans
appellent les tampans d’astrolabe, sapheh, c’est-à-dire feuille d’écriture, et
la mère de l’astrolabe, am asterbi (ommi âsteherleb), qui veut dire aussi mère
d’astrolabe. L’astrologue prend ensuite son compas, qu’il accommode selon la
grandeur de son astrolabe, c’est-à-dire selon la grandeur de l’équateur qu’il
veut lui donner [...] »
« Quant à la volvelle ou rete, que les Persans
appellent enkebout (a’nkebout), c’est-à-dire araignée, qui est le nom que nous
lui donnons aussi [...] ; l’astrologue y pose les étoiles, suivant leurs
longitudes et leurs latitudes tirées de leurs livres, et entre autres de celui
qui est intitulé Saver Abdul Rahmen [Suwar al-kawâkib al-thâbita ], dont
j’ai parlé ci-dessus.
Voilà la théorie de cette platine persane, pour la
construction des astrolabes, avec laquelle les astrologues du pays font leurs
instruments exacts et précis, sans beaucoup calculer et supputer, comme on fait
ailleurs. Le docte capucin dont j’ai parlé, qui en admirait la méthode, et qui
me porta et m’aida à la mettre dans mes mémoires, me disait qu’il l’avait
longtemps comparée, par les principes géométriques, avec la méthode laissée par
Stoflerin [Stöffler] et Regiomontanus, pour la fabrique des astrolabes.
[...] Il trouvait que les deux méthodes se ressemblaient fort [...] mais que la
méthode persane était bien meilleure que l’autre et plus courte. [...], celui
qui se sert de la platine persane, fait en un moment de temps et sans peine, ce
que l’autre [par la méthode géométrique] ne saurait faire qu’avec
beaucoup de temps et de peine, sans compter que son ouvrage est toujours bien
moins net, étant comme impossible qu’il ne marque bien des raies et des points
inutiles sur sa roue [...]. On conçoit aisément combien l’usage de cette
platine abrégeait et facilitait la construction de l’astrolabe, et la précision
exacte dont il le rendait.
Quant à la division de la
mère de l’astrolabe, les astronomes persans la font avec un très grand bassin
de cuivre ou de laiton, à fond plat et à bords larges bien mis et polis, divisé
du centre à la circonférence, en trois cent soixante degrés, chaque degré
marqué par dizaines de minutes ; ils mettent au fond du bassin, quatre
petits morceaux de bois, poissés au bout de poix noire, de hauteur à élever
leur mère d’astrolabe, jusqu’au plan ou niveau des bords du bassin ; ce
qu’ils nivellent avec le tranchant de leur règle, afin que la mère d’astrolabe
et les bords du bassin soient en même plan. Cela fait, ils prennent deux fils
de soie la plus déliée, et ils les bandent en croix sur les quatre divisions de
leur bassin, afin de faire aussi angle droit aussi centre du bassin, et puis
ils le prennent doucement, et sans que rien remue, et le posent sur le réchaud
de feu, qui échauffe et fond cette poix, après quoi ils poussent et repoussent
peu à peu leur mère d’astrolabe, tant que la section de cette soie croisée
tombe sur le centre de la mère d’astrolabe, avec quoi ils sont assurés que leur
division sera juste ; alors ils ôtent la machine de dessus le feu ;
et laissent refroidir ce mastic ; et leur mère d’astrolabe étant ferme et
en due position, ils prennent la règle, et en portent les bouts sur les bords
du bassin, divisés comme ils sont, ils sectionnent très également le limbe de
leur mère d’astrolabe.
J’ajouterai que la mécanique de ces instruments est
admirable en son genre, autant que la méthode ; car les cercles sont tirés
d’un trait égal, net, délié et profond comme il faut, si hardiment et si
uniformément, que la meilleure vue n’y saurait remarquer d’entre coupure, ni
dentelure et raie aucune ; en un mot, aucun chancellement de compas ;
mais la gravure des nombres n’est pas si fine et si belle, à cause qu’ils ne
savent pas cet art de graver, aussi bien que les Européens, à beaucoup
près. »
Vers l'étude de
l'astrolabe safavide